“Nous détruisons la planète pour nous nourrir”


L’utilisation intensive des terres est l’une des principales causes de perte de biodiversité dans le monde. AFP

Le changement climatique et la perte de biodiversité sont tous deux causés par l’activité humaine et sont enfermés dans un cycle interconnecté, rendant l’action mondiale essentielle, déclare le chef de l’organisme leader mondial sur la conservation des espèces.

Ce contenu a été publié le 3 mai 2022 – 09:00

Bruno Oberle est directeur général de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) basée en Suisse. L’organisationLien externe est responsable de la publication de la Liste rouge des espèces menacées, un inventaire de l’état de conservation mondial des espèces végétales et animales. Oberle, 67 ans, est le premier Suisse à occuper le poste le plus élevé à l’UICN.

SWI swissinfo.ch: Vous êtes à la tête de la première organisation mondiale de protection de la nature. C’est une grande responsabilité à un moment où les scientifiques disent que la planète est confrontée à sa sixième extinction de masse.

Bruno Oberle : Oui, en effet, mais nous avons tous une grande responsabilité. Prendre soin de la nature et de la biodiversité est une nécessité fondamentale pour l’humanité. Notre existence sur la planète et la survie de notre modèle de développement en dépendent.

Bruno Oberle, 67 ans, est directeur général de l’Union internationale pour la conservation de la nature depuis 2020. Expert des questions environnementales et de la gestion durable des ressources, l’ancien secrétaire d’État suisse a représenté la Suisse dans les principales institutions et négociations internationales, et a joué un rôle clé rôle dans la création du Fonds vert pour le climat. Jo Simoes

Quels écosystèmes subissent la plus grande perte de biodiversité ?

Nous constatons des pertes importantes partout. Le nombre d’espèces détenues est particulièrement élevé dans les points chauds de la biodiversité tels que les forêts tropicales, mais aussi dans des écosystèmes un peu plus inattendus. Par exemple, dans le maquis méditerranéen. Les écosystèmes d’eau douce ont également subi des déclins particulièrement dramatiques.

Espèces menacées

Plus de 38 500 espèces sont suspectées d’extinction. Cela représente 28 % des près de 140 000 espèces étudiées par l’UICN. Parmi les espèces suspectes, 26% sont des mammifères, 41% des amphibiens, 14% des oiseaux, 33% des coraux et 34% des conifères.

Ces dernières années, la situation s’est aggravée pour des espèces comme le dragon de Komodo. Les requins et les raies sont également en déclin en raison de la pêche intensive et de la crise climatique.

En revanche, la situation de quatre espèces de thon pêchées commercialement s’améliore, rapporte l’UICN.

En Suisse, près de 60% des 1000 espèces d’insectes sont suspectées ou potentiellement interdites, selon le premier rapport gouvernemental approfondi sur les insectes, publié le 7 septembre.

Fin d’insertion

L’urbanisation, la surexploitation, la déforestation et la pollution ne sont que quelques-uns des facteurs qui contribuent à la perte de biodiversité. Laquelle de ces questions vous préoccupe le plus ?

C’est dramatique à dire, mais c’est de la production alimentaire. Nous sommes tellement nombreux à vivre sur Terre et nous avons tous besoin de manger. C’est pourquoi nous avons besoin d’une agriculture d’une certaine taille, utilisant de grandes surfaces. Mais les pratiques agricoles modifient fondamentalement la structure des terres. La destruction complète des écosystèmes pour faire place à l’agriculture et l’influence négative sur ceux qui restent ont un impact négatif sur la biodiversité. Pour nous nourrir, nous détruisons la planète.

Mais il n’a pas à être de cette façon. On peut imaginer des pratiques agricoles et un système agroalimentaire qui fournissent suffisamment d’aliments de bonne qualité pour tous, tout en favorisant la biodiversité.

Des experts juridiques de nombreux pays souhaiteraient que la Cour pénale internationale de La Haye reconnaisse l’écocide, ou les actes illégaux qui causent des dommages étendus ou à long terme à l’environnement, comme un crime contre l’humanité. Es-tu d’accord avec eux?

Les concepts juridiques ont toujours un impact sur notre façon de penser, alors il est bon d’en discuter. Évidemment, tout concept juridique ne devient opérationnel que lorsqu’il est transformé en loi. Pour l’instant, peu de pays envisagent l’écocide dans leur législation.

Outre l’écocide, il faut aussi réfléchir à sa notion miroir, à savoir les droits de la nature, ou le droit à l’existence d’une espèce ou d’un écosystème. Dans certains pays, cette question est sur la table ou est déjà au niveau législatif. En Équateur, le droit à la nature a été inscrit dans la Constitution, tandis que la Nouvelle-Zélande a accordé des droits légaux à certaines rivières sacrées pour les peuples autochtones.

Le réchauffement climatique a déjà des effets irréversibles sur la nature, selon un récent rapport des Nations Unies sur le changement climatique. Parallèlement, la hausse des températures permet aux espèces de coloniser de nouveaux territoires. Comment comprendre le lien entre crise climatique et biodiversité ?

Chaque changement est un facteur de stress pour un écosystème et donc pour les espèces qui y vivent. L’écosystème doit soit changer, soit se déplacer et faire place à un autre type d’écosystème. Ce n’est pas problématique en soi, c’est quelque chose qui arrive tout le temps sur la planète. Le problème est la vitesse et l’ampleur avec lesquelles cela se produit, comme dans le cas du réchauffement climatique.

En Suisse, la hausse des températures oblige certaines espèces à migrer vers des altitudes plus élevées. Les forêts de hêtres s’élèvent et leur place sur le plateau suisse est susceptible d’être prise par les chênes. Mais pour que cela se produise, il faudra des décennies.

L’autre aspect à considérer lorsqu’on parle de crise climatique est la capacité des écosystèmes à stabiliser les conditions dans lesquelles ils se trouvent, par exemple en absorbant de l’eau ou en modérant la température. Les écosystèmes et la nature en général peuvent donc nous aider à nous adapter au changement climatique ; ils contribuent également à atténuer les changements causés par le réchauffement climatique. Cette capacité est importante, car les solutions fondées sur la nature peuvent contribuer jusqu’à 30 % de l’atténuation nécessaire d’ici 2030 pour stabiliser le réchauffement en dessous de 2 °C.

La COP15 et l’accord biodiversité

La Conférence des Parties sur la biodiversité est la réunion des pays parties à la Convention sur la diversité biologique, adoptée en 1992 et ratifiée par 195 États, dont la Suisse. La première session de la 15e conférence (COP15) a eu lieu sous forme virtuelle en octobre 2021 ; le second, en présence, devrait avoir lieu cette année dans la ville chinoise de Kunming. L’objectif est de formuler des engagements pour l’après-2020 et de parvenir au premier accord mondial et contraignant pour protéger et promouvoir la biodiversité dans le monde.

Fin d’insertion

Cependant, les négociations préliminaires à Genève en mars n’ont pas abouti à des progrès significatifs. Les points d’achoppement concernent l’objectif de protéger au moins 30% des terres et des mers mondiales d’ici 2030 et le financement des engagements.

Votre organisation, l’UICN, estime qu’il faut 700 milliards de dollars par an pour faire face à la disparition des espèces animales et végétales. Où trouverons-nous tout cet argent ?

Nous n’avons pas forcément besoin de « trouver de l’argent », ou du moins pas seulement. Nous devons d’abord réfléchir à la façon dont nous l’utilisons. Chaque année, quelque 600 milliards de dollars (567,6 milliards de francs) sont dépensés dans le monde en subventions pour l’industrie des énergies fossiles. Ces subventions pourraient être investies dans la biodiversité. Les subventions au secteur agricole doivent également être revues. Il ne s’agit pas de supprimer les subventions à l’agriculture, mais d’exiger d’autres bénéfices qui profitent à la biodiversité.

Nous estimons qu’environ 60 milliards de dollars par an devront être mobilisés à terme. Les États doivent s’accorder sur le partage public-privé des investissements. La discussion est similaire à celle sur les 100 milliards de dollars par an pour le climat, à la différence près que dans le domaine de la biodiversité il manque un contributeur majeur, à savoir les États-Unis, qui n’ont pas ratifié la Convention sur la biodiversité.


Une partie de la savane tropicale près de la ville de Formosa do Rio Preto au Brésil a été détruite pour faire place à l’agriculture. AFP

Quels pays font le plus pour protéger les espèces marines et terrestres ?

De nombreux pays ont fait des progrès tangibles dans l’augmentation de la quantité et de la qualité des aires protégées et conservées ces dernières années. Pour n’en nommer que quelques-uns, le Belize, le Bhoutan, les Seychelles et la Zambie ont tous dépassé l’objectif d’Aichi pour la part des aires protégées marines et terrestres [target number 11].

Cependant, pour comprendre dans quelle mesure les aires protégées et conservées atteignent les objectifs de conservation, il ne suffit pas d’examiner le pourcentage de couverture. Nous devons également voir si les bonnes zones sont protégées, pour garantir que toutes les espèces et tous les types d’écosystèmes sont couverts, et si la protection est mise en œuvre d’une manière juste et équitable pour les communautés locales.

La norme de la Liste verte des aires protégées de l’UICN fournit une référence internationale pour une conservation efficace et équitable.

Est-il de la responsabilité des États industrialisés de soutenir la conservation et la promotion de la biodiversité dans les pays en développement ?

Ce n’est pas seulement une question morale, c’est la réalité : les États développés ont une empreinte beaucoup plus importante que les autres. Nous, par habitant, consommons plus et devons donc contribuer davantage à résoudre les problèmes que nous causons. Deuxièmement, notre impact historique sur la biodiversité, ainsi que sur le climat, est bien supérieur à celui des pays en développement. Nous ne contribuons pas seulement à la perte de biodiversité aujourd’hui, nous l’avons également fait dans le passé.

Il y a un troisième aspect. Pour protéger adéquatement la biodiversité, les pays qui abritent une grande richesse biologique sont invités à faire plus d’efforts que les autres. Mais il n’est ni juste ni raisonnable de leur demander de tout financer simplement parce qu’ils se retrouvent avec un haut niveau de biodiversité. Nous devons tous faire un effort, en premier lieu les États qui ont le plus à offrir.

En tant que pays alpin au centre du continent européen, la Suisse a-t-elle une responsabilité particulière dans la protection et la promotion de la biodiversité ?

L’aspect peut-être le plus important est que tous les grands systèmes fluviaux européens prennent leur source dans les Alpes suisses. Le jour où les glaciers disparaîtront, le risque d’assèchement des rivières plus ou moins long durant l’été augmentera, ce qui pourrait avoir un impact sur la biodiversité. Cependant, il existe un autre domaine dans lequel la Suisse peut faire beaucoup.

Et c’est?

La finance. La Suisse est l’un des leaders mondiaux du secteur financier. Elle peut donc jouer un rôle important pour soutenir le mouvement général appelant les institutions financières à prendre en compte de manière adéquate la biodiversité dans leurs activités, tout comme elles commencent à le faire pour le climat.

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